Haïti : La dure réalité des enfants de rue
- Jean Junior DAJEANSON
- Jan 4, 2023
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A Port-au-Prince, des enfants naissent, grandissent et deviennent adultes dans les rues, sans avoir jamais connu un foyer. Réalité macabre dans un pays catalogué depuis près d’un siècle comme étant le plus pauvre du continent américain. Haïti fait face de façon récurrente depuis des dizaines d’années à une crise caractérisée par l’instabilité politique, la chute de la production et la dégradation sociale. La vulnérabilité des plus faibles s’est accrue.
Les explications sont multiples quant aux raisons fondamentales qui poussent des enfants à élire domicile dans la rue, où ils demeurent frustrés et désespérés. Ils sont souvent délaissés par des parents qui ne peuvent assumer leurs responsabilités les plus immédiates, entre autres : l’alimentation, l’habillement, l’écolage, le logement, les soins médicaux, etc. Venant des milieux défavorisés du pays, ces enfants n’osent envisager la possibilité d’un avenir meilleur, d’autant qu’ils ne peuvent rien espérer des décideurs.
Une journée dans la vie d’un enfant de rue à Port-au-Prince
Mackenley JOSEPH, un garçon de 5 ans, est orphelin de père, raconte-t-il, sans pouvoir donner des informations crédibles à propos de sa mère. Il se lève de très tôt le matin, mais pas pour aller à l’école. Il doit être à l’aube sur le trottoir, au moment où les premiers commerçants, travailleurs, écoliers et passants commencent à gagner les rues. C’est là qu’il subsiste jour après jour, mendiant devant les supermarchés, saisissant toutes occasions susceptibles de lui faire gagner quelques sous ou des restes de nourriture. Selon les statistiques officielles, ils sont près de 3000 enfants qui survivent dans les rues de la capitale, subissant toutes sortes de discriminations et d’humiliations. Certains ont dû laisser leurs foyers dès leur plus jeune âge, en raison, entre autres, de la pauvreté extrême, de la maltraitance ou encore à cause de la mort d’un parent. Manger, se vêtir, dormir dans un endroit sûr, sont autant de nouveaux défis auxquels ils font face suscitant, de leur part, de nouveaux comportements. A part mendier, pour satisfaire leurs besoins, on les retrouve souvent à essuyer les véhicules, à fouiller dans les poubelles et même à voler… Dans leur malheur, ils se solidarisent et créent leurs propres identité et système de valeurs, qui s’accommodent avec la violence, la dépravation, la consommation abusive d’alcool et d’autres produits à base de drogues.
C’est la mi-journée. Le Champ de Mars, en plein cœur de la capitale haïtienne, grouille de ses multiples activités informelles. Des passants vont et viennent dans la cacophonie créée par la musique issue de chaque petit restaurant de la place. Désespéré et sombre, Mackenley JOSEPH peint très timidement et avec beaucoup de difficultés, le tableau de son quotidien. Il se fait accompagner de son ami et protecteur Paul STEEVEN qui, lui, a laissé le domicile de ses parents, pour fuir, dit-il, les mauvais traitements infligés par sa belle-mère. Paul STEEVEN précise que, pour manger, parfois il est obligé de jouer à l’agent de la voierie, en débarrassant les restaurants informels de leurs ordures.
A l’issue de la journée, l’un et l’autre chercheront un coin de trottoir où s’étendre ou quelque corridor pour passer la nuit, vulnérables à tous risques et dangers.
Pour les enfants de rue, la police, un cauchemar
Certains d’entre eux déplorent le fait que les agents de l’ordre les assimilent à des bandits ce qui leur donne le droit de les bousculer avec fracas, pour les obliger à vider les lieux. Le pire, se plaint Amanda, une jeune de 15 ans, c’est qu’après une bastonnade par un policier, il n’existe aucun recours. Elle s’attend vainement à un peu de compassion de la part des agents de la police, alors que la violence des policiers suscite plutôt la peur.
Alcool, drogue et sexe
Les enfants de rue souffrent physiquement, mais aussi dans leur âme. Ils sont souvent déshumanisés et cherchent leur réconfort dans l’alcool et certaines drogues, telles que le « BUZZ » ou la « MARIJUANA », ainsi que d’autres substances pouvant leur permettre de mobiliser plus de force et d’énergie afin de faire face à la cruelle réalité de la rue. La consommation de ces stupéfiants n’est pas sans conséquences. Elle les enferme encore plus dans un univers violent, sans règle, sans contrainte, sans interdit
Steevenson PIERRE cachant son âge, et très visiblement frustré par sa situation, éprouve un peu de gêne à raconter ses sensations après s’être livré à la consommation de stupéfiants. « Je fume pour oublier et pour pouvoir dormir », dit-il.
Des enfants d’à peine 10 ans sont déjà très actifs sexuellement. Pour eux, cet acte est l’ultime plaisir qu’ils peuvent s’offrir. Christopher DARIUS, 10 ans, dit se rappeler avoir eu une relation sexuelle avec une fillette dont il oublie le nom et le visage. Un petit moment de plaisir sans préservatif, sans la moindre crainte des risques encourus. « J’ai une vie sexuelle active avec mon copain préféré, j’ai des relations sexuelles quand je veux et quand j’en ai envie ».
Les enfants des rues sont parmi les plus vulnérables à l’infection par les Maladies Sexuellement Transmissibles (MST) / VIH / SIDA : 7% des garçons et 18% des filles sont séropositives, selon les chiffres de l’UNICEF, qui estime que jusqu’à 70% des filles ont été sexuellement exploitées.
« J’ai déjà un jumeau, mais pas de celui avec qui je partage ma vie en ce moment. Mon copain et moi, nous mendions. Le soir venu, on partage le butin de la journée, on s’entraide et ainsi on gère nos quotidiens », raconte, de son coté, Amanda CÉLESTIN, cachant son visage.
Les enfants de rue, un danger réel
Les enfants de rues se créent leur monde et finissent par accepter leur réalité à force de se sentir abandonnés par la société. Des petites habitudes qui se transforment en vices, caractérisent leurs comportements et expliquent souvent leur refus de renoncer à la MARIJUANA et autres stupéfiants. « Toute tentative de dresser un bilan psychologique pour ces enfants dépourvus, s’avèrerait infructueuse, parce que leur situation socioéconomique et affective complétée par leur immaturité, créent chez eux un vide de personnalité », explique Johanne REFUSÉ, médecin, psychologue.
Le sexe, l’alcool et les autres vices ne sont plus alors des accidents, mais des choix délibérés. La situation de ces enfants fait d’eux un danger évident, bien réel, qui n’est malheureusement pas un souci pour les décideurs. Ils sont, des fois, attachés à des gangs, jouant le rôle d’informateurs, d’éclaireurs, ou même de receveurs de rançons après des kidnappings.
Ils sont nombreux ceux qui regagnent les rues après avoir été accueillis par une famille ou un centre d’Accueil en raison de leur attachement inconditionnel à leurs vices.
Éducation obligatoire, un rêve impossible ?
S’il est vrai qu’ils semblent s’être adaptés à leur univers chaotique, certains enfants de rues souhaiteraient pourtant avoir accès à l’éducation, intégrer le corps social traditionnel, avoir une profession pour pouvoir venir à bout des défis quotidiens. Ceux qui ont eu un jour la chance de fréquenter une école n’ont pas franchi le cap de la deuxième année fondamentale, d’autres n’ont jamais mis les pieds à l’école.
Le Ministère de l’Éducation Nationale, sous la présidence de M. Joseph Michel MARTELLY, a initié le Programme de Scolarisation Universelle Gratuite et Obligatoire (PSUGO) qui visait à faciliter l’accès à l’éducation à toutes les couches de la société, en particulier les enfants de rues. Ce Programme, qui souhaitait scolariser « plus d’un million d’enfants » pendant cinq ans (2011-2016), avec 43 millions de dollars par année, n’a été qu’une vaste opération de corruption. Des enquêtes officielles ont montré comment les fonds ont été détournés par des directeurs d’écoles, alors que de nombreux établissements fictifs ont fait partie de la liste des écoles subventionnées.
Ainsi, au lieu d’augmenter les chances des démunis, tels que les enfants de rues, d’avoir accès à l’éducation, l’expérience du PSUGO a plutôt été « une des plus grandes arnaques de l’Histoire de l’éducation en Haïti », selon le professeur Charles Tardieu, ancien ministre de l’éducation (1990). Dans une série d’articles publiés en ligne, il assimile l’opération à « une violation des plus iniques des droits fondamentaux des écoliers, de leurs parents (…) et à une entreprise de déstructuration profonde du système éducatif ».
Des centres d’accueil sans assistance
Les difficultés des enfants de rue à se prendre en charge en assurant leur survie, semblent résulter de problèmes rencontrés à l’intérieur et hors des institutions. Cette catégorie sociale ne fait pas partie des grandes prévisions de l’État haïtien, même à travers des Centres d’Accueil, où le minimum de prise en charge devrait être garanti. Pierrot JOSEPH, administrateur du Centre d’accueil de Delmas 3 (en périphérie de Port-au-Prince), se plaint de l’absence des autorités concernées et légalement habilitées à faire fonctionner correctement ce genre de centre. Un enfant accepté par un Centre d’Accueil, devrait pour le moins, avoir accès quotidiennement à trois plats. En outre, des vêtements, de l’assistance psychosociale et l’éducation au niveau primaire, devraient s’inscrire dans la liste des priorités du ministère des Affaires sociales, qui ne parvient pas à accomplir sa mission.
La question de la difficulté de fonctionnement des centres d’accueil est probablement liée à des problèmes de ressources, mais inévitablement aussi, dans le contexte haïtien, à des problèmes de manque de planification et de bonne gouvernance.
Les gouvernants ne se rendent-ils pas compte du danger social que constituent les enfants abandonnés ? La présence des quelques 3000 enfants laissés à eux-mêmes, dans les rues de Port-au-Prince, est une preuve indiscutable de la faiblesse de l’État, et des organismes évoluant dans ce domaine, à y apporter une solution durable pouvant redonner espoir à cette catégorie, délaissée, démunie et désespérée.
Jean Junior DAJEANSON
Ce reportage a été publié en décembre 2017 sur le site d'Alterpresse.
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